Allons-nous continuer la recherche scientifique ? Avec Alexandre Grothendieck au CERN.


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Enregistré le 27.01.1972
Posté le 30.10.2018
Durée : 2 heures 28 minutes 51 secondes


Description :
C'est en plein coeur du Centre Européen de Recherches Nucléaires, citadelle d'une recherche de pointe, que le célèbre mathématicien Alexandre Grothendieck vient exposer ses prises de position vigoureusement antimilitaristes et antinucléaires. Celui qui, un an et demi auparavant, a démissionné de son institut de recherche pour cause de financements militaires, est devenu un professionnel de la subversion au sein des institutions scientifiques. Il développe ici son thème de prédilection, sur lequel on le sollicite de toutes parts, des écoles d'ingénieurs de province aux plus prestigieux laboratoires nationaux.
S'interogeant sur la responsabilité professionnelle des "travailleurs scientifiques", cette autocritique de l'un des plus grands savants du XXe siècle se révèle alors édifiante.
Après une enfance et une adolescence hors normes – de l’Allemagne hitlérienne aux camps français de réfugiés espagnols –, le jeune Grothendieck s'est jeté à corps perdu dans la recherche mathématique. Rejoignant le groupe Bourbaki, qui ambitionne d'unifier et de refonder "la" mathématique sur des bases axiomatiques extrêmement formalisées, il embrasse la conception d'une "recherche pure", dégagée de toute application matérielle. À l'Institut des Hautes Études Scientifiques (IHES), fondé pour lui en 1958 et dont il fait la renommée mondiale, il répugne à toute collaboration avec des physiciens. Bâtisseur de nouveaux espaces mathématiques, il préfère, à la résolution de problèmes connus, l'édification de nouveaux . Grand parmi les grands, il vit confortablement dans un petit "ghetto scientifique" (dira-t-il ensuite), partageant avec Jean Dieudonné, son plus proche collaborateur, une idéologie extrêmement élitiste  que Mai 68 n'ébranlera que très partiellement.
Le basculement pour Grothendieck provient de la guerre du Viêt Nam. La science y tue par centaines de milliers. Face à la compromission de la quasi-totalité des disciplines scientifiques (physique, chimie, microélectronique, anthropologie, etc.), qui trouvent au Viêt Nam un champ d’expérimentation grandeur nature, il entreprend de moraliser les chercheurs. Puis, l'été 1970, il découvre les mouvements de scientifiques nord-américains en lutte contre le complexe scientifico-militaro-industriel. Sur un modèle proche, il fonde le mouvement Survivre qui se donne comme objectifs de dégager la recherche de ses liens avec l'armée et de lutter pour la survie de l'espèce humaine, menacée par la puissance de destruction des technosciences.
À Survivre, où il est rejoint par d’autres mathématiciens aux sensibilités plus libertaires, il prend conscience du rôle oppressif qu'il a tenu jusque-là en tant que grand savant. Intégrant la critique soixante-huitarde, il analyse la recherche comme une activité répressive, tant pour les techniciens et les "scientifiques moyens" que pour les profanes. Pour Survivre, la prétention de la science à l'universalité, son monopole sur la vérité, dépossèdent en effet tout un chacun de formes de connaissances autres, détruisant les cultures non technico-industrielles et nous soumettant à l'autorité hétéronome d’experts de tous poils. Le mouvement s'attache alors à désacraliser la science, et tout particulièrement à déconstruire le mythe de la science pure, qui masque son rôle crucial dans la poursuite d'un développement industriel désastreux. Survivre, devenu Survivre et Vivre, participe de l'émergence en France d'une critique radicale de la science, menée par les scientifiques eux-mêmes, au sein de laquelle il se signale par ses accents écologistes, libertaires et technocritiques .
Sa critique du scientisme s'ancre en effet dans celle de la société industrielle et l'amène à se lier aux mouvements écologistes naissants. Au petit groupe de scientifiques parisiens s'adjoignent alors des groupes de province engagés dans des luttes et alternatives locales, tandis que les numéros de sa revue, Survivre… et Vivre, tirés à plus de 10'000 exemplaires, s'épuisent rapidement. Aux côtés de son ami Pierre Fournier, Grothendieck s'investit tout particulièrement dans la lutte antinucléaire.
Cette invitation au CERN témoigne alors de l'écho rencontré durant les années 1970 par ses critiques radicales de la recherche dans les milieux scientifiques, traversés par le doute et un profond malaise quant à leur rôle social.



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