Vivre Sans : sans institutions, sans État, sans police, sans travail, sans argent. Être "ingouvernables". C'est peut-être le discours le plus dynamique dans l'imaginaire contemporain de la gauche, mais ce qui fait son pouvoir d'attraction est aussi ce qu'il a de plus problématique.
La fortune de ses énoncés recouvre parfois la profondeur de leurs soubassements philosophiques. Auxquels on peut donner la consistance d’une "antipolitique", entendue soit comme politique restreinte à des intermittences ("devenirs", "repartages du sensible"), soit comme politique réservée à des virtuoses ("sujets", "singularités quelconques"). Soit enfin comme politique de "la destitution".
Destituer, précisément, c’est ne pas réinstituer - mais le pouvons-nous ? Ici, une vue spinoziste des institutions répond que la puissance du collectif s'exerce nécessairement et que, par "institution", il faut entendre tout effet de cette puissance. Donc que le fait institutionnel est le mode d'être même du collectif. S'il en est ainsi, chercher la formule de "la vie sans institutions" est une impasse. En matière d'institution, la question pertinente n’est pas "avec ou sans ?" - il y en aura. C'est celle de la forme à leur donner.
Assurément il y a des institutions que nous pouvons détruire (le travail). D'autres que nous pouvons faire régresser (l'argent). D'autres enfin que nous pouvons métamorphoser. Pour, non pas "vivre sans", mais vivre différemment.
Dans cette échange avec le philosophe Jacques Rancière, on parle de peuple, de démocratie, de représentation, d'état de droit. Mais on parle surtout du temps dans lequel il y a du sens à parler de tout cela. Un temps auquel l'Histoire n'a fait aucune promesse ni le passé légué aucune leçon – seulement des moments à prolonger, aussi loin qu'on le peut.
En politique, quoi qu'en disent les gens graves, il n'y a que des présents. C’est à chaque instant que se renouvellent les liens de la servitude inégalitaire ou que s'inventent les chemins de l'émancipation.
Émission "Interdit d'interdire", animée par Frédéric Taddeï.
Suite à la parution de son ouvrage Le fil perdu en 2014, Jacques Rancière offre dans cette conférence "un regard nouveau et lumineux sur la fiction moderne et, en particulier, sur les oeuvres de romanciers et poètes français (Flaubert, Baudelaire...) mais aussi anglais et américains (Conrad, Woolf, Keats...), s'attardant moins sur ce que la fiction représente que sur ce qu'elle opère.
Il s'intéresse ici à ce moment particulier où la fiction devient à ses yeux "démocratique". C'est en effet dans la forme des oeuvres, dans les détails insignifiants, non plus utiles en termes de vraisemblance cartésienne mais véritablement inscrits dans une continuité de coexistence sensible, qu'il décèle une attention nouvelle à des formes d'expérience jusque-là refusées.
Car s'il est classique d’opposer fiction et réalité comme le domaine de la fantaisie sans règle et celui de l’action sérieuse, c’est oublier qu’il n’y a de réalité qu’à travers une certaine grille perceptive et une certaine connexion des causes et des effets. Construction logique de la réalité quotidienne, la rationalité de la fiction était par excellence celle du poème tragique dont tout l’art consistait à faire produire par une connexion causale un effet logique et pourtant inattendu.
Par rapport à cela, le roman a longtemps été un parent pauvre parce que les événements y arrivaient les uns après les autres sans lien causal fort. Le roman moderne a bouleversé la hiérarchie en faisant sa force de cet enchaînement faible, plus fidèle à la réalité de l’expérience vécue des individus. Par cela même, il se met dans un rapport paradoxal avec la politique. D’un côté, il en expose le fondement, la venue au jour des anonymes, la part des sans-part.
Mais cette venue au jour signifie la ruine des identités établies, de la topographie sociale, de la hiérarchie des événements significatifs ou insignifiants, des enchaînements de causes et d’effets qui donnent normalement à l’action collective ses coordonnées.
"La Grèce antique est la plus belle invention des temps modernes", écrivait Paul Valéry. Au cœur de cette invention réside une forme singulière d'organisation de la vie collective qui incarnerait la singularité de l'expérience grecque : la cité.
Yves Sintomer s'interroge sur l'utilisation qui a été faite de la cité (polis) comme objet théorique et figure imaginaire dans la pensée politique contemporaine.
Il est évidemment tout d’abord affaire de pratiques politiques : parce qu'elle reposerait sur la mise en commun des paroles dans un espace où des égaux discutent et décident librement ensemble, la polis antique offrirait, à en croire une partie de la philosophie politique contemporaine, des ressources précieuses pour penser notre présent politique.
Mais cette expérience politique est indissociable d’une manière spécifique de faire commun, faite de gestes, manières de percevoir, attitudes et comportements. En ce sens, la polis est aussi l'emblème d'une "forme de vie", dans laquelle se réaliserait une politique authentique.
Les implicites théoriques d'une telle conception de la cité, à l’œuvre aussi bien chez Castoriadis que dans les travaux récents des historiens de la cité classique, sont au cœur de cette intervention.
Alors que la révolution numérique bouleverse la notion de publication, Bernard Stiegler s'attache à comprendre l'évolution du concept et de la pratique de la République.
L'Internet et le Web sont porteurs de potentialités inouïes, qui ne sont pas encore mesurées. Ce processus pharmacologique fait pour l'instant l'objet d'une capture par de grandes compagnies internationales qui mettent en péril nos sociétés démocratiques.
C'est en convoquant les mythes grecs et leur historien Jean-Pierre Vernant que Bernard Stiegler tente de clarifier les enjeux de cette nouvelle écriture numérique qui vient bouleverser les équilibres fragiles de notre cité.
Conférence prononcée dans le cadre de l'exposition Res Publica.
Littéraire et cinéphile, Jacques Rancière élabore depuis les années 1960/1970 une philosophie de l’émancipation, celle de la participation de tous à l’exercice de la pensée, et donc au gouvernement de la cité.
Contre ces intellectuels qui prétendent détenir la vérité, il se bat pour l’abandon de la traditionnelle distinction entre savants et ignorants.
Il revient ici sur son parcours biographique, son oeuvre philosophique et son regard de philosophe sur le monde.
Une vie qui se veut tout sauf exemplaire, dédiée à l’exercice de la philosophie, c’est-à-dire à l’émergence de nouveaux mondes possibles.
Une discussion profonde s'articulant en 5 moments :
1) La philosophie déplacée : ou comment on passe de Marx aux ouvriers. D'Althusser à Foucault. De la philosophie à l'histoire, de l'histoire à la sociologie, de la sociologie à la politique et à l'esthétique.
2) Le partage du sensible : ou comment la sécession des plébéiens sur l'Aventin en 494 av. J.-C. rapportée par l'historien Tite-Live, et réinterprétée au XIXème siècle par un autre historien, Pierre-Simon Ballanche, permet enfin de comprendre ce qui lie esthétique et politique.
3) L'âge démocratique : ou comment on échappe aux Cassandre qui claironnent depuis trente ans la fin du politique, et à quelques autres qui, depuis Platon, c'est-à-dire depuis toujours, déplorent les errements de la démocratie.
4) La parole muette : ou comment on passe des Belles-Lettres à la littérature et de la littérature aux Beaux-arts. Comment en peinture on passe de la figuration à l'abstraction via Diderot et les Frères Goncourt. Mais aussi comment on passe de Balzac et Flaubert à la photographie et au cinéma.
5) Politique de l'art : ou comment l'art s'affranchit de la politique... pour mieux y retourner