Partout, ça se rebiffait. Les années 1970, a-t-on dit à droite et à gauche, du côté de Samuel Huntington comme de Michel Foucault, ont été ébranlées par une gigantesque "crise de gouvernabilité".
Aux États-Unis, le phénomène inquiétait au plus haut point un monde des affaires confronté simultanément à des indisciplines ouvrières massives, à une prétendue "révolution managériale", à des mobilisations écologistes inédites, à l'essor de nouvelles régulations sociales et environnementales, et – racine de tous les maux – à une "crise de la démocratie" qui, rendant l'État ingouvernable, menaçait de tout emporter.
C'est à cette occasion que furent élaborés, amorçant un contre-mouvement dont nous ne sommes pas sortis, de nouveaux arts de gouverner dont Grégoire Chamayou retrace, par le récit des conflits qui furent à leurs sources, l'histoire philosophique.
On y apprend comment fut menée la guerre aux syndicats, imposé le "primat de la valeur actionnariale", conçu un contre-activisme d'entreprise ainsi qu'un management stratégique des "parties prenantes", imaginés, enfin, divers procédés invasifs de "détrônement de la politique".
Contrairement aux idées reçues, le néolibéralisme n'est pas animé d'une "phobie d'État" unilatérale. Les stratégies déployées pour conjurer cette crise convergent bien plutôt vers un libéralisme autoritaire où la libéralisation de la société suppose une verticalisation du pouvoir. Un "État fort" pour une "économie libre".
On sent qu'il aime ça, Grégoire Chamayou, rentrer dans la tête des puissants. Dans son précédent livre déjà, Théorie du drone, le philosophe plongeait dans les archives militaires américaines pour nous donner à entendre les voix de ceux qui pensent la guerre et tentent de promouvoir une nouvelle manière de la faire : sans courir le risque de mourir soi même.
Dans son dernier ouvrage en date, La Société ingouvernable, Une généalogie du libéralisme autoritaire (La Fabrique) le chercheur troque le complexe sécuritaire pour les boards des entreprises. Il nous emmène dans les tréfonds feutrés des hautes sphères du pouvoir économique, là où les intellectuels organiques des milieux d'affaire ont mis au point dans les années 1970 les théories, les concepts et les tactiques pour défendre un ordre capitaliste alors profondément remis en cause, aussi bien par des salariés "indisciplinés" que par des mouvements écologistes en demande de régulation gouvernementale.
Il faut les entendre échafauder leur riposte, inventer les "théories de la firme" à même de justifier le primat de la valeur actionnariale, tout en s'efforçant de déréaliser la violence de la hiérarchie et du rapport salarial… Il faut les entendre, car alors on perçoit leurs contradictions, leurs débats, leurs désaccords et leurs failles. Celles qu'il nous appartient d'exploiter si l'on veut à nouveau se rendre ingouvernables.
Émission "Aux Ressources", animée par Laura Raim.
Le philosophe Grégoire Chamayou nous présente son livre Théorie du drone (La Fabrique, 2013), dans lequel il expose l'évolution récente des usages militaires des technologies du drone qui, contrairement aux discours de légitimation qu'ils entraînent dans leurs sillages, recomposent dangereusement la conception classique des interventions militaires dans le monde en bafouant le droit international.
À l'heure où le gouvernement français s'engage dans l'acquisition de plusieurs drones, Grégoire Chamayou met salutairement en lumière les enjeux que cela représente, y compris pour les usages potentiels de cette technologie à l'intérieur même de notre territoire national.
Après une très remarquée Théorie du drone (La Fabrique, 2013) où il montrait comment cette nouvelle arme a changé en profondeur la notion même de guerre, Grégoire Chamayou revient aujourd'hui avec La Société ingouvernable (La Fabrique, 2018).
Un anti-guide de management, un essai de philosophie politique où ce chercheur montre comment, dans les années 1970 aux Etats-Unis et en Grande Bretagne, s'est opérée – par le haut - la reprise en main d'un système de gestion qui commençait à se fissurer.
Face aux revendications croissantes – revendications ouvrières, ethniques, écologiques ... – les milieux d’affaire se sentent plus que jamais menacés, contraints de trouver des stratégies qui, du contrôle dur à la manipulation douce, leur permettent de conserver leur pouvoir face aux Etats et leur place dans l'opinion.
En pleine crise de la gouvernabilité, face à la contestation, des "arts nouveaux de gouverner" ont été élaborés, que Grégoire Chamayou nous retrace par le menu.
Émission "La Grande table idées", animée par Olivia Gesbert.