Le propos de Dominique Cardon est d'éclairer les enjeux sociaux, éthiques et politiques qui accompagnent le développement du calcul algorithmique. Il prête attention au principal foyer des bouleversements en cours : celui des données numériques et, plus spécifiquement, du classement de l'information sur le web. Sa conviction est que, face au déploiement de la société des calculs, il est nécessaire d'encourager la diffusion d'une culture statistique vers un public beaucoup plus large que celui des seuls spécialistes.
Dominique Cardon vient nous aider à comprendre la logique des algorithmes, les valeurs et le type de société qu'ils promeuvent afin de donner à chacun les moyens de reprendre du pouvoir dans la société des calculs.
Si la pensée se voit bien souvent promise aujourd’hui à la réduction à un flux de données ou au "dataisme", nous devons affirmer que "la donnée n’est pas la pensée".
Des questions se posent : qu’est-ce que lire et écrire, qu’est-ce que s’orienter dans la pensée dans un milieu où les modes de l’étude, et plus largement tout le travail intellectuel, se trouvent réorganisés et redistribués par le digital ?
Est-il possible de penser et étudier aujourd’hui sans les données numériques ? Et si la donnée n’est pas la pensée, peut-être les data peuvent-elles aider à penser ?
Mais ne convient-il pas avant tout de s’interroger sur la relation entre "les données" et le monde ? Quelle sont les conditions (documentaires, épistémologiques, politiques) de ce monde à venir ?
Lors de cette rencontre, il s’agira de susciter une relation réfléchie entre l’ "obtenu" des data et le donné du monde, de rassembler les démarches herméneutiques et les méthodes analytiques.
Si le "tout information", au sens d’une réduction du tout aux data, n’est pas "tout", il convient néanmoins de se demander dans quelle mesure les data peuvent demeurer ouvertes à l’expérience de la pensée.
Face à la prolifération des masses de données (big data) et leurs corrélations par la "raison" algorithmique, nous devons nourrir cette conviction de l’importance du maintien du travail de la pensée.
Cet entretien, qui rend compte d'une série de deux cours prononcés au Collège de France par Alain Supiot ("Du gouvernement par les lois à la gouvernance par les nombres" et 2012 et "Les figures de l'allégeance" en 2013), nous permet d’accéder avec fluidité au déroulement d’une pensée complexe qui nous ouvre les portes de l’histoire du Droit et du mode de gouvernement des hommes. Nous découvrons comment le droit a toujours participé, avec l’art et la science, de l’imaginaire des hommes, véritable lien entre le réel et l’idéal, qui porte les civilisations.
Mais l’imaginaire industriel a fait son temps, et nous entrons aujourd’hui pleinement dans l’ère de l’imaginaire cybernétique, qui répond au vieux rêve occidental d’une harmonie fondée sur le calcul. Un discours qui vise la réalisation efficace d’objectifs mesurables plutôt que l’obéissance à des lois justes, ne laissant aux hommes, ou aux États, d’autre issue que de faire allégeance à plus fort qu’eux, au mépris du droit social.
Véritable manifeste contre le Marché total et les usages normatifs de la quantification économique, la parole d'Alain Supiot nous permet de pénétrer dans les arcanes du droit, les dysfonctionnements qui frappent l’Europe, et de mieux comprendre les soubresauts institutionnels qui bouleversent notre époque.
La statistique est aujourd’hui un fait social total : elle règne sur la société, régente les institutions et domine la politique. Un vêtement de courbes, d’indices, de graphiques et de taux recouvre l’ensemble de la vie. L’éducation disparaît derrière les enquêtes PISA, l’université derrière le classement de Shanghai, les chômeurs derrière la courbe du chômage…
Alors que la statistique devait initialement refléter l’état du monde, c'est aujourd'hui le monde qui n'est devenu qu'un simple reflet de la statistique : comment en est-on arrivé là ?
Avec cette conférence, Dominique Cardon nous propose une réflexion sur le rôle joué par les algorithmes du web dans la construction de l’espace public numérique.
Comment les calculateurs produisent-ils de la visibilité ? A partir de quels principes le PageRank de Google, les métriques du web social ou les outils de recommandation décident-ils de donner la prééminence à telle information plutôt qu’à une autre ?
Le web que nous connaissons ne serait pas le même s’il n’avait pas été profondément nourri, domestiqué et organisé par l’algorithme qui le classe, le PageRank de Google. En mesurant l’autorité du lien sur la toile, un principe original de classement de l’information s’est inventé dans le monde numérique.
Cependant, d’autres métriques de l’information se sont aujourd’hui généralisées avec les compteurs du web social et les techniques de recommandation personnalisées.
Ces différentes familles de calcul cherchent à mesurer et à valoriser des principes différents : la popularité, l’autorité, la réputation et la prédiction efficace. Le déploiement des calculateurs dans les services numériques se réalise à la faveur de transformations des épistémologies statistiques mises en œuvre par les algorithmes avec la généralisation des techniques d’apprentissage (machine learning).
L’approche sociologique proposée par Dominique Cardon cherche à comprendre de l’intérieur ce que "veulent" faire les algorithmes. Elle soutient que les manières de calculer enferment des représentations particulières des individus et de leur place dans nos sociétés.
Comprendre les algorithmes c’est aussi un moyen de redonner du pouvoir aux utilisateurs et de favoriser une critique éclairée de la manière dont le calcul s’introduit de plus en plus dans nos vies numériques.
La statistique est aujourd’hui un fait social total : elle règne sur la société, régente les institutions et domine la politique. Un vêtement de courbes, d’indices, de graphiques, de taux recouvre l’ensemble de la vie. L’éducation disparaît derrière les enquêtes PISA, l’université derrière le classement de Shanghai, les chômeurs derrière la courbe du chômage…
Alors que la statistique devait refléter l’état du monde, c'est maintenant le monde qui n'est devenu qu'un simple reflet de la statistique.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Et y-a-t-il des moyens de résister à la déferlante de la quantification ?
Un chiasme curieux caractérise notre société libérale et technologique : d’un côté nous transformons radicalement la nature quand de l’autre nous proclamons l’impossibilité de modifier la société. Le libéralisme combine une acceptation supposément réaliste des buts humains et de l’organisation sociale tels qu’ils sont, avec un projet utopique de maîtrise et de transformation du monde.
Lorsqu’en 1992, au Sommet de la terre de Rio, George Bush père déclarait : "le mode de vie américain n’est pas négociable", cela impliquait que la nature et sa préservation l’étaient.
Comment ce chiasme destructeur s’est-il établi à partir de la fin du XVIIIe ? "Le siècle du progrès" n’a jamais été simplement technophile. L’histoire du risque technologique qu’il présente n’est pas l’histoire d’une prise de conscience, mais l’histoire de la production scientifique et politique d’une certaine inconscience modernisatrice.
Le sentiment de "malaise dans la civilisation" n’est pas nouveau, mais il a retrouvé aujourd’hui en Europe une intensité sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale.
La saturation de l’espace public par des discours économiques et identitaires est le symptôme d’une crise dont les causes profondes sont institutionnelles. La Loi, la démocratie, l’État, et tous les cadres juridiques auxquels nous continuons de nous référer, sont bousculés par la résurgence du vieux rêve occidental d’une harmonie fondée sur le calcul.
Réactivé d’abord par le taylorisme et la planification soviétique, ce projet scientiste prend aujourd’hui la forme d’une gouvernance par les nombres, qui se déploie sous l’égide de la "globalisation". La raison du pouvoir n’est plus recherchée dans une instance souveraine transcendant la société, mais dans des normes inhérentes à son bon fonctionnement.
Prospère sur ces bases un nouvel idéal normatif, qui vise la réalisation efficace d’objectifs mesurables plutôt que l’obéissance à des lois justes. Porté par la révolution numérique, ce nouvel imaginaire institutionnel est celui d’une société où la loi cède la place au programme et la réglementation à la régulation.
Mais dès lors que leur sécurité n’est pas garantie par une loi s’appliquant également à tous, les hommes n’ont plus d’autre issue que de faire allégeance à plus fort qu’eux. Radicalisant l’aspiration à un pouvoir impersonnel, qui caractérisait déjà l’affirmation du règne de la loi, la gouvernance par les nombres donne ainsi paradoxalement le jour à un monde dominé par les liens d’allégeance.