Une mesure, de quelque nature qu’elle soit et à quelque objet qu’elle s’applique, aboutit toujours à des nombres. Dès lors, simple relation de cause à effet, à mesure que les mesures se font plus nombreuses, les nombres se font toujours plus envahissants. Ils engendrent quotidiennement des myriades de courbes et de graphiques, ils se déguisent en indices, en pourcentages, en taux, et ils alimentent à haute cadence toutes sortes de statistiques. Cet empire ou cette emprise du nombre est un fait, et même un "fait social total", eut dit Marcel Mauss : les statistiques règnent désormais sur la société, régentent les institutions, colonisent la politique et affectent la vie sociale sous tous ses aspects.
Une entité aussi dépouillée qu’un nombre serait-elle capable d’emporter avec soi, comme dans un filet, quelque chose de la substance dont il est issu ? À première vue, la "nombrification" du monde semble plutôt pulvériser le réel pour ne plus nous laisser que la cendre des chiffres. Mais ne devrions-nous pas plutôt lire la situation dans l’autre sens, c’est-à-dire considérer que c’est notre façon d’habiter le monde qui l’a transformé en un simple reflet de la statistique ?
Retour sur la question avec Olivier Rey, mathématicien et philosophe, et son dernier essai Quand le monde s'est fait nombre (Stock).
Emission "La conversation scientifique", animée par Etienne Klein.
À l'occasion de la sortie du premier numéro de la revue Limite, plusieurs collaborateurs et intellectuels abordent les grandes problèmatiques d' "écologie intégrale".
Face à la démesure contemporaine, c'est un esprit de sobriété qui est défendu, fondé sur le sens des équilibres et le respect des limites.
Une revue à découvrir.
Émission du "Libre Journal des enjeux actuels", animée par Arnaud Guyot-Jeannin.
Un fossé s'est creusé entre, d'une part, une pensée conceptuelle qui néglige les questions quantitatives, considérées comme au-dessous de sa dignité, d'autre part une pratique technoscientifique qui manie les quantités sans guère s'inquiéter, en général, des effets qualitatifs induits sur les existences humaines.
Or, la taille n'est pas un simple paramètre, qu'il serait loisible de faire varier à volonté, elle appartient à l'essence des choses.
Parce que le nœud entre qualité et quantité est impossible à défaire, il n'est pas de domaine où la question de la taille appropriée, de la bonne échelle, des justes proportions, ne soit d'une importance cruciale.
Dans un texte intitulé "Être de la bonne taille", le biologiste anglais J.B.S. Haldane a montré qu’il est impossible de dissocier la forme d’un être vivant de sa taille : chaque type de forme vivante, en effet, n’est viable qu’à une certaine échelle. Il est entendu que l’analogie entre sociétés humaines et organismes est à manier avec précaution. Pour autant, l’importance déterminante de la taille pour les organismes devrait nous rendre beaucoup plus attentifs que nous ne le sommes aux questions d’échelle dans l’organisation de nos sociétés.
Selon le penseur austro-américain Leopold Kohr : "À chaque fois que quelque chose ne va pas, quelque chose est trop gros."
Le constat pèche peut-être par sa généralité, mais touche juste quant à la situation présente car, à bien y regarder, la plupart des crises contemporaines (politiques, économiques, écologiques, culturelles) sont liées à des dépassements d’échelle. De ce fait, il paraît plus urgent que jamais de s’interroger sur les causes du dédain affiché par la modernité pour les questions de taille, et sur les moyens d’y remédier, si la chose est possible.
Modérer la modernité reviendrait à imposer une limite, une mesure, à l’hybris technicienne qui, dans son fantasme progressiste, ne peut se penser que dans l'illimitation et la transgression permanente. Cela est-il seulement possible ?
Nous ne pouvons apparemment plus compter sur la philosophie pour nous y aider, car elle a perdu le sens du proportionnel en confiant le domaine du mesurable, du quantitatif, aux scientifiques pour se réserver le domaine du qualitatif : les concepts créés n'ont alors plus aucun lien avec le réel.
D'où pourrait venir la solution ?
Seul l’imaginaire est peuplé d’êtres monstrueux, c’est-à-dire hors proportions. Car dans la nature, chaque organisme n’est viable qu’à son échelle adéquate : une araignée géante s’asphyxierait, une gazelle de la taille d’une girafe se casserait les pattes… Idem pour les sociétés et les cultures, affirme Olivier Rey !
Ce philosophe et mathématicien nous montre en quoi la question de la "taille" devrait être au centre de la critique de la modernité technicienne et libérale.
Il réhabilite ainsi la célèbre thèse de Leopold Kohr (1909-1994) : "partout où quelque chose ne va pas, quelque chose est trop gros".